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Hommage à Driss Mansouri.
21 août 2012

Pour Driss Mansouri. Quelques considérations philosophiques.

 C’était en 1995 : nous avions organisé à l’EHESS, sous la houlette du Président Le Goff, une association destinée à aider les collègues maghrébins qui traversaient ce qu’on a appelé des années de plomb. L’épicentre en était l’Algérie, mais cela débordait en effet sur le Maroc et la Tunisie, où la situation n’était guère plus brillante. Sortis des « ennuis » que lui avait causés son militantisme politique, Driss revenait enfin à Paris où il avait soutenu, vingt ans plus tôt, une thèse de Philosophie. Est-ce sur cette base, de vieux philosophes, que nous avons trouvé une immédiate complicité ? Ou bien comme de vieux militants, passablement cyniques mais pas désabusés pour deux sous ? Ce qui est sûr c’est que notre fraternité éclaira les quelques années «marocaines» que j’eus alors. Confiance absolue et réciproque : il était possible avec lui de parler de tout sans s’ennuyer avec les conventions académiques. La découverte vint quand même avec ce colloque que nous co-organisâmes, entre notre petit groupe de l’École et ces gars de l’Université de Fès que nous avons vite appelés les « trois mousquetaires » : Almoubker, Benhadda et lui. Il y eut ensuite des contributions régulières aux réunions nord-sud que nous organisions ici ou là.
 
Malheureusement, parmi les interventions de Driss, seule celle sur Pascon et Montagne (1997) a fait l’objet d’une publication. Je regrette fort de n’avoir pu obtenir de lui le texte sur la traduction en arabe de Léon l’Africain (2003) où il analysait les censures et mises au format à quoi cela avait donné lieu ; de même que son intervention au séminaire d’anthropologie de Tanger organisé par le Centre Jacques Berque (2003 également, du temps de Nadir Boumaza), où il disait tout haut la perplexité des indigènes devant l’équipe des chercheurs amenés à Sefrou par Geertz, et qui étaient « tous Juifs et tous gays »... On le voit, Driss ne mettait pas sa pensée critique dans sa poche. Et cependant, tant de gentillesse, de sociabilité, d’entrainement fêtard. Mais c’est au sacrifice de son temps, et par sa générosité générale qu’il n’a pas mené à bien cette synthèse sur les penseurs maghrébins contemporains qu’il a gardée en chantier. Car je me souviens aussi l’avoir vu en 1998 gérer, d’une seule main, l’organisation de l’énorme réunion d’hommage rendu à Geertz, dans sa bonne vile de Sefrou, à l’initiative d’Abdellalh Hammoudi et du Transregional Institute de Princeton qu’il dirigeait.
 
D’une seule main… Rivet a parlé du caractère axial de son infirmité. Driss était bien ce «Visconte dismezzato» que Calvino raconte dans sa trilogie Nos ancêtres. Mais, pour suivre le fil de ce conte philosophique à la manière de Voltaire, c’était la bonne moitié que l’on avait chez lui. Je n’en ai pourtant pas parlé avec lui et je ne l’ai même jamais vu l’invoquer en prétexte de fragilité dépendante. Mais nous savions que c’était de haute lutte et, sur la fin, de haute souffrance, qu’il tenait sa position. Pourtant, ce qui lui avait forgé le caractère avait aussi, me semble-t-il, construit son rapport aux autres. Philosophie toujours, on peut bien invoquer ici le passage du Banquet de Platon où Aristophane donne sa thèse sur le fondement de l’amour humain. Dans un passé mythique, raconte-t-il, les hommes étaient faits différemment : ils avaient quatre bras et quatre jambes et, de la sorte, ils avançaient roulant en boule, avec une efficacité inouïe. Ils étaient si forts qu’ils se mirent même à escalader l’Olympe et à provoquer les Dieux. C’est Zeus qui trouva la riposte : les couper en deux. «Ils seront plus faibles et ils marcheront en position verticale, sur deux jambes» ; mais, poursuivit-il, « s’ils font encore preuve d’impudence, je les couperai en deux encore une fois, de sorte qu’ils déambuleront sur une jambe à cloche-pied » (190 c-e). Driss était un témoin de cette deuxième génération, et la preuve que nous sommes peu de chose. Je me souviens avoir évoqué avec lui ce passage et que nous en avions ri. Plus gravement, il me semble que cela peut nous aider à comprendre son personnage. Car Aristophane explique par là, que, dédoublés, les hommes errent à la recherche de leur alter ego. De fait, Driss se refondait aussi dans l’amitié. Je ne savais quasiment rien de lui, et lui peu de moi, et pourtant ce fut un ami, le plus sûr qu’il m'ait été donné de rencontrer.
 
François Pouillon, EHESS
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Commentaires
Hommage à Driss Mansouri.
  • Fille de Driss Mansouri, je crée ce blog afin d'y regrouper tous les écrits des amis et connaissances de Mon Père en hommage à ce grand homme, dans le but d'écrire sa biographie. Merci pour tous ceux qui vont contribuer a reussir ce travail. Leila
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